Pour cette 3e soirée consacrée à la rentrée littéraire, Paroles d’Encre a invité un écrivain qu’on ne présente plus, Laurent Gaudé, et l’auteur d’un livre que l’animateur considère comme l’un des plus beau de la rentrée, Jérôme Ferrari. Invité pour la première fois, il lui revient l’honneur d’être interrogé en premier.
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Jérôme Ferrari
Professeur de philosophie, Jérôme Ferrari publie ici son 6e roman, articulé autour de la guerre d’Algérie et de l’usage de la torture. Construit comme un face-à-face entre deux officiers ayant un passé commun, qui va bien au-delà de cette guerre, ce livre cherche à explorer comment chacun s’« arrange » avec l’idée de la torture. Il ne s’agit pas d’une thèse sur « la torture c’est mal » ou « la torture c’est justifiable », mais d’une réflexion sur les méandres de l’âme humaine et les façons de faire avec.
L’idée de ce livre lui est venue après avoir vu un documentaire intitulé L’ennemi intime, et particulièrement le témoignage de l’officier ayant arrêté Larbi ben M’Hidi – qui parlait avec respect de cet ennemi qui sera pendu dans sa cellule par l’OAS (Organisation de l’armée secrète ) – et celui d’un appelé qui a assisté à une scène de torture peu de temps après avoir quitté le petite séminaire. Ayant vécu quatre ans en Algérie, Jérôme Ferrari s’est senti une proximité avec le sujet et a formé le projet de ce roman.
Le face-à-face est inspiré de celui entre Ponce Pilate et le Christ dans Le maître et Marguerite de Bougakov, et met en scène un capitaine et un lieutenant, ainsi que Tahar, un chef de l’ALN (Armée de libération nationale). Parmi ces trois fortes personnalités, celle du lieutenant s’est imposée naturellement à l’auteur, par sa voix et par le fait qu’il s’adresse au capitaine qu’il méprise mais admire également.
L’écriture de ce roman a posé deux problèmes littéraires : comment écrire sur ces personnages alors qu’ils ne sont pas aimables, comment poser la question de la torture. À la première question, Jérôme Ferrari explique qu’il ne peut pas écrire avec détestation sur ses personnages, quoi qu’ils aient fait. Laurent Gaudé intervient alors pour exprimer sa sensibilité à ce discours, et souligner à quel point son collègue est derrière ses personnages, laisse leur parole se déployer même quand elle va dans des recoins où il est difficile d’aller.
À la deuxième question l’auteur souligne que rien n’arrive sans raison, et que c’est le cas de la torture. Pour lui, lorsque les gens sont gouvernés par la peur, tout peut arriver. L’obscénité de la violence a pour lui été le problème central à résoudre. En effet, comment écrire des choses obscènes sans être soi-même obscène, et ne pas titiller chez le lecteur ses sentiments les plus répugnants ? L’avis de Paroles d’Encre montre qu’il a réussi son pari : « Jérôme Ferrari, au-delà du bien et du mal, ne porte pas de jugement et a réussi un roman magistral, dans une écriture somptueuse dont on parlera longuement. »
Où j’ai laissé mon âme, Jérôme Ferrari, Ed. Actes Sud
Laurent Gaudé
Auteur de théâtre et romancier, Laurent Gaudé est un habitué de Paroles d’Encre. En 2009, il est venu faire une lecture remarquée de sa pièce Le Tigre bleu de l’Euphrate.
À la question désormais traditionnelle « pourquoi ce livre », il répond que l’événement de l’ouragan Katrina lui permettait de parler de sujets qui lui tiennent à cœur : la nature qui se fâche, des vies balayées du jour au lendemain. Il a été très touché par les images et les articles à l’époque. Sur un plan plus littéraire, il a voulu explorer comment on écrit sur les catastrophes naturelles, le dénuement, la peur, la survie, et sur les catastrophes politiques, ici la gestion humaine des suites de l’ouragan.
Ce roman est construit un peu comme Cris (ed. Actes Sud), de façon chorale avec des monologues en parallèle, car les personnages des deux livres sont jetés dans la tourmente. Ils traversent le roman sous la forme de l’épreuve ou de la révélation (pas forcément merveilleuse ou positive).
Pour la première fois, Laurent Gaudé aborde ici une histoire d’amour, sujet qu’il juge effrayant et difficile à raconter. Cependant si les grands thèmes (la vie, l’amour) sont ceux que les lecteurs attendent, ils sont « casse-gueule » pour l’auteur.
Avec l’ouragan, tout se désagrège, des prisonniers s’échappent, on croise des alligators dans les rues… Les personnages ne semblent pas tenir à la vie. Laurent Gaudé a une attirance pour le thème de la mort, mais sans le traiter de façon morbide. Ce qui l’intéresse, c’est l’énergie des personnages par rapport à la mort ou à leur situation. Il aime traiter ces moments dans l’écriture, plus que dans le quotidien !
Il a indiqué ne pas souhaiter d’adaptation cinématographique de ses livres. Certaines ont failli se faire, mais sur des malentendus entre le côté visuel des scènes et le thème réel de ses livres. Par exemple, dans Le soleil des Scorta, la scène de l’homme qui arrive sur sa mule est très visuelle, mais le thème porte sur ce qui fait une famille, sur ce qui se transmet.
L’avis de Paroles d’Encre : « Les personnages de Laurent Gaudé se rencontrent ou se croisent sans se voir. Leurs voix montent en un éblouissant choral romanesque. »
Ouragan, Laurent Gaudé, Ed. Actes Sud
On l’aura compris, cette soirée fut pleine d’enthousiasme, de débat aussi, car le thème de la torture et surtout en Algérie n’est pas un thème facile. Un public nombreux de lycéens était présent et a montré un intérêt réjouissant pour la littérature et posé des questions pertinentes.
En guise de mot de la fin, quelques mots de Laurent Gaudé : « J’écris pour ne pas me laisser en paix. Parce que ne pas écrire serait un renoncement. Une paresse de l’esprit et du désir. L’homme que je serais alors me semblerait défait et repus. J’écris car cela me force. »
Pour tous renseignements sur le fonctionnement de l’association ou son programme, vous pouvez écrire à parolesdencre@wanadoo.fr.
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