Vingt-six lettres de l’alphabet comme autant de portraits pour tenter de définir un père atteint de folie.


Mais d’où t’es venue l’idée de lire ce livre ?

J’avais découvert ce livre sur le blog d’Orchidée. Les extraits qu’elle en avait mis avait suffi à me donner la chair de poule et le livre a donc rejoint ma pile.

La quatrième de couv :

Je ne sais pas quand je me suis dit pour la première fois « mon père est fou », quand j’ai adopté ce mot de folie, ce mot emphatique, vague, inquiétant et légèrement exaltant, qui ne nommait rien, en fait, rien d’autre que mon angoisse, cette terreur infantile, cette panique où je basculais avec lui et que toute ma vie d’adulte s’employait à recouvrir, un appel de lui et tout cela, le jardin, le soir d’été, la mer proche, volait en éclats, me laissant seule avec lui dans ce monde morcelé et muet qui était peut-être le réel même.

Personne est le portrait, en vingt-six angles et au centre absent, en vingt-six autres et au moi échappé, d’un mélancolique. Lettre après lettre, ce roman-abécédaire recompose la figure d’un disparu qui, de son vivant déjà, était étranger au monde et à lui-même. De « A » comme « Antonin Artaud » à « Z » comme « Zelig » en passant par « B » comme « Bond (James Bond) » ou « S » comme « SDF », défilent les doubles qu’il abritait, les rôles dans lesquels il se projetait. Personne, comme le nom de l’absence, personne comme l’identité d’un homme qui, pour n’avoir jamais fait bloc avec lui-même, a laissé place à tous les autres en lui, personne comme le masque, aussi, persona, que portent les vivants quand ils prêtent voix aux morts et la littérature quand elle prend le visage de la folie.

Mon avis :

Vingt-six lettres de l’alphabet, comme autant de tentatives pour décrire un père qui n’a lui-même jamais vraiment réussi à se définir. Fils et petit-fils de médecins, François-Xavier Aubry a toujours appris à tenir son rang, à jouer son rôle d’avocat, à maintenir les apparences. Mais sous des dehors de normalité, il se cherche, se compose, se décompose et recompose à travers divers rôles pour essayer de se trouver. Et puis le mot tombe, même si un mot ne suffit toujours pas à définir : maniaco-dépressif.

Dans ce portrait, Gwenaëlle Aubry suit en quelque sorte les dernières volontés de ce père : Le mouton noir mélancolique, les quelques deux cents pages rédigées avant sa mort et qui contient la mention « à romancer » ; « Ses fêlures, ses absences, ses angoisses, ses délires, il les a fait tenir là, dans des grands A et des petits b. » Alors elle raconte, elle entremêle les morceaux de ce père qui se raconte et sa vie à elle qui s’est construite, toujours en fonction de lui. Pour lui et souvent aussi contre lui. Mais comment arriver à se définir face à un père qui ne sait pas vraiment qui il est ? Comment passer outre sa culpabilité de ne pas toujours comprendre et de vouloir aussi un peu vivre sa vie ? Comment faire face au regard des autres, comment expliquer ce qu’on ne comprend pas toujours ?

Autant de questions qui traversent ce livre magnifique sur la folie et les liens qui nous lient à notre famille. Gwenaëlle Aubry nous dévoile l’amour qu’elle avait et qu’elle a pour ce père. Au travers de phrases parfois longues comme des pages, on sent le besoin de partager, de dire la folie, avant qu’il ne soit trop tard, avant que cela ne s’estompe ; ne pas prendre de respiration, ne pas prendre la moindre pause dans sa phrase, au risque de ne pas pouvoir aller au bout de ce portrait. Car on sent qu’il a fallu un grand courage pour mettre des mots sur tout ça, et pouvoir tenir à distance, jusqu’au bout, une trop grande émotion.

Extraits

On ne perd pas un père, encore moins un père qui était, ou qui s’était, lui-même perdu. C’est de son vivant, peut-être, qu’on l’avait perdu, qu’on ne savait plus qui il était, où il était. A présent qu’il est mort, on réunit ce qu’il a laissé, miettes et cailloux semés dans les forêts de son angoisse, trésors et épaves, on construit le vide, on sculpte l’absence, on cherche une forme pour ce qui, en nous, demeure de lui, et qui a toujours été la tentation de l’informe, la menace du chaos, on cherche des mots pour ce qui, toujours, a été en nous la part secrète, la part muette, un corps de mots pour celui qui n’a pas de tombe, un château de présence pour protéger son absence.

Quand mon père est mort, il avait déjà disparu depuis longtemps. Depuis longtemps déjà il avait organisé sa disparition, « privé les siens de lui-même ». Depuis longtemps déjà, on ne parlait plus de lui qu’en baissant la voix.

Détails :

Auteur : Gwenaëlle Aubry
Editeur : Mercure de France
Prix : Prix Femina 2009
Date de parution : 27/08/09
159 pages

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